Qu'est-ce que "le trouble de l'attention à autrui" ? Comment se matérialise-t-il dans notre quotidien et dans notre rapport à l'autre ? Que dit-il de nous et de notre société. À travers cette chronique, le psychiatre Christophe André croque un mal de notre époque.
L’autre jour, dans une rue, je vois venir vers moi un jeune homme qui marche le nez sur son portable. D’abord tenté de faire un écart pour lui céder le passage, je me ravise et m’immobilise au milieu du trottoir, pour voir : va-t-il lever le nez et m’éviter ?
Non, pas du tout, il me rentre dedans. Rien de méchant, il s’excuse, nous rions, je lui dis : « vous avez de la chance, je suis moins dur qu’un poteau de signalisation ». Il repart, et quelques mètres plus loin, tout en marchant, replonge dans son écran.
Comme vous, j’assiste de plus en plus souvent à ce genre de scène. Et encore, à pied ce n’est pas méchant, mais ça se fait aussi en vélo, en voiture : plus risqué. Je croise des parents ou des nounous ne regardant plus l’enfant dans sa poussette, mais le téléphone dans leur main : désolant.
Aux arrêts de bus, terrasses de café, ou tables de restaurant, je ne vois plus que des humains plongés dans leurs écrans, même s’ils sont accompagnés. Jusqu’ici ça me désolait un peu, mais je me disais : « tu es trop vieux pour comprendre ton époque. »
Et puis un jour, lors d’un trajet en voiture où je conduisais, je me dispute avec mon épouse. Après notre conflit, silence glacial dans l’habitacle. Alors, elle saisit son portable et s’y plonge, m’abandonnant à la conduite. D’abord, agacement ; puis perplexité.
J’aurais aimé qu’elle soit condamnée, comme moi, à réfléchir un peu à notre conflit : à ressasser, s’agacer contre moi ou se remettre en question. Comme je commençais à le faire. Mais là, non, abandon du terrain, on tourne le dos à l’autre (moi !) et on passe à autre chose.
Et à cet instant, je commence à théoriser dans ma tête sur les dégâts des écrans. Non seulement ils nous privent de voir les belles choses, de savourer les bons moments ; mais ils nous détournent aussi de la nécessité de réfléchir à ce qui est désagréable dans nos vies. Ils nous écartent du réel, de ce qu’il y a de bon et de ce qu’il y a de difficile dans nos existences. Fâcheux.
Nous sommes malades, plus que nous ne le croyons, malades de TAA : Trouble de l’Attention à Autrui. Qui se complique toujours de TAS (Trouble de l’Attention à Soi) : quand on est sur un écran on oublie son corps, on cligne moins des yeux, on respire moins bien. Et de TAM (Trouble de l’Attention au Monde) : l’écran nous rend aveugle à la beauté et à la complexité du monde qui nous entoure.
Le mal est sérieux, le remède, simple et peu coûteux : quand j’arrive quelque part, si je dois attendre, d’abord lever la tête, respirer, observer les lieux, les humains pendant 3 petites minutes. Quand je marche, je marche ; si je scrolle, je m’arrête. Quand je suis avec mes semblables et que je ne sais pas quoi dire, je cherche un peu, au lieu de fuir dans les écrans. Allez, on teste pendant une semaine ?